Dans les colonnes de Libération, l’animateur Mouloud Achour, le rappeur Mokless et l’homme d’affaires Felix Marquadt proposent aux jeunes générations de quitter la France, un vieux pays soi-disant en déclin. Faut-il les écouter ?
Une rentrée, c’est toujours triste. Sauf pour les derniers lecteurs de Libération, qui, eux, ont le droit chaque matin soit à une comptine bêtasse de Nicolas Demorand soit à un énième éloge de la mondialisation progressiste. L’Homme Nouveau à l’aise tant sur ses rollers que sur son Vélib’ aime lire son bréviaire matinal en sirotant sa tasse de thé bio : cela le rend socialiste pour la journée. Mieux qu’un éditorial du joufflu le plus célèbre de Normale Sup’, encore mieux qu’une interview de Stéphane Guillon, cet évangile a été offert aux yeux ébahis de l’éternel apôtre du progrès et de l’amour universel, écrit par les nouveaux prophètes des années 2000.
“Jamais dans la tendance mais toujours dans la bonne direction” Scred Connexion
Mon premier, Mokless, rapeur, a vraisemblablement rejoint le camp du conformisme et de la morale la plus insignifiante. En signant cette tribune, il écorne un peu l’histoire d’un groupe légendaire, la Scred Connexion, dont les EP undergrounds ont longtemps bercés nos soirées bédos-Street-fighter. L’Education nationale fera-t-elle désormais étudier ses œuvres complètes, comme elle commence à le faire avec Grand corps malade, notre Rimbaud sur béquilles ? C’est à parier, tant Libération est devenu le missel du chargé de mission de cabinet ministériel… Un Verlaine de la street, donc ? A voir.
L’autre se nomme Mouloud Achour. Sympathique hip-hopeur mal rasé, d’abord révélé sur MTV, avant d’apparaître à l’antenne dans le Grand Journal de Canal + en 2008, il est donc l’un des trois signataires du texte qui a illuminé notre édition de l’Aberration. Nous pensions qu’il en avait assez fait sur le plateau de Michel Denisot, condamné qu’il était depuis la rentrée à intervenir quelques secondes pour réciter une blague qui ennuie tout le monde. Mais non, l’artiste était au travail. Il songeait à sa prochaine théorie, notre grand penseur.
Effarant combien de personnes ne parviennent pas à se contenter du trop-plein de visibilité que leur permet par miracle un QI frisant celui d’une Loana en période de réanimation. Il leur en faut toujours davantage, et pour Mouloud, il faut être un politologue. Il ne fait pas que des blagues, il ne fait pas que des films ratés avec Elie Semoun, non, il veut aussi donner son avis sur la société. On sent qu’il a envie de clamer sa rage, de dire d’où il vient, combien il est fier à présent de donner des leçons depuis la plage jouxtant l’hôtel Martinez de Cannes. Un jésuite en paillettes de plus qui vient réciter sa morale dès que son micro est branché : Mouloud Achour est une sorte de Triboulet, passé de Old Dirty Bastard à Michel Denisot.
Mon troisième et dernier, philosophe, se nomme Felix Marquardt (l’accent grave, c’est tellement surfait, lorsqu’on a les nationalités américaines, autrichiennes et australiennes, en sus de la Française.) Ce néo-communiquant chic est connu pour organiser « Les Dîners de l’Atlantique », une sorte de remix collabo-atlantiste des soirées d’Eddy Barclay ; mais pour énarques. Notre grand théoricien est un homme de réseaux qui a donc créé ces dîners fédérant la grande caste de l’élite libérale américano-compatible où il n’est pas rare d’apercevoir à la fois ce qu’il reste de la gauche et ce qui subsiste encore de la droite. Autour d’un risotto de truffes, Michèle Alliot-Marie et Hubert Védrine (mais que fait-il là, horreur !) aiment a y deviser de l’avenir du monde libre. Même Claude Guéant est venu en pèlerinage dans cette Kommandantur du libéralisme. Le businessman en baskets aime côtoyer les grands de ce monde (y compris le Président Kazakhe, qualifié par notre ami “d’autocrate éclairé”) ; ancien producteur de rap français, Felix est l’archétype du millionnaire cool et zen. Il n’hésite d’ailleurs pas à confier à La Tribune : « J’ai la conviction que le monde se porte mieux quand, à défaut de s’entendre, les pays partageant les valeurs de l’Atlantique, l’un des axes structurants de la grande conversation mondiale, s’écoutent. J’ai créé les Dîners de l’Atlantique car il m’est apparu crucial de rassembler tout le monde autour de la table pour parler des grands sujets qui nous préoccupent ». Qu’on se le dise : Felix prend soin de nous, et met en œuvre la concorde universelle et libérale. America First : un Jean Monnet sans plume et sans whisky. L’adresse de l’initiative, http://www.barrez-vo.us (.us !) en dit plus que tous les mots…
« Méfiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin de leur pays des devoirs qu’ils dédaignent accomplir chez eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation, I.
Le complexe du libéral claustrophobe
Nos trois philosophes enragés ont donc signé un appel visant à inciter les jeunes Français au départ. Ils déclarent ainsi : « Jeunes de France, tirez-en votre parti : votre salut est, littéralement, ailleurs. Non pas dans la fuite, en quittant un pays dont les perspectives économiques sont moroses mais en vue de vous désaltérer et de vous réinventer pour revenir riches d’expériences nouvelles, imprégnés de la créativité et de l’enthousiasme qui fleurissent aujourd’hui aux quatre coins du monde. » Tout le texte est de cet acabit. C’est une nouvelle version de Heal the world réécrite par Dorothée, une ode au sans-frontiérisme, une apologie naïve du nomadisme attalien. Nous ne pouvons résister à vous citer la fin de cette merveille en prose, dans laquelle la fausse bonne conscience de gauche et l’universalisme stupide culminent : « Jeunes de l’Hexagone, ce n’est pas uniquement votre pays de naissance qui est vôtre mais le monde tout entier. Faites-vous violence si nécessaire mais emparez-vous en. Il y va de votre avenir. Et de celui de la France. »
« Le dieu Terme se dresse en gardien à l’entrée du monde. Autolimitation : telle est la condition d’entrée. Rien ne se réalise sans se réaliser dans un être déterminé. L’espèce dans sa plénitude s’incarnant dans une individualité unique serait un miracle absolu, une suppression arbitraire de toutes les lois et de tous les principes de la réalité. Ce serait la fin du monde ». Ludwig Feuerbach, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, 1839
Tout le traité néo-moderne est ici résumé. Ces gens-là n’ont pas de frontières et ne croient pas aux nations, ces gens-là sont trop funs pour s’interroger sur la puissance d’un héritage, ces gens-là ignorent les barrières. Pour notre bien. Ils incarnent parfaitement ce que nous pouvons appeler la figure du libéral claustrophobe. Comme l’avait diagnostiqué Marx, le libéralisme ignore les frontières : Mokless, Felix et Mouloud, nos agitateurs d’idées, personnifient l’agonie du libéralisme bling-bling post-11 septembre, dans tout ce qu’il a de plus abject. Le libéral n’a rien d’autre à proposer aux prolétaires qu’un Rendez-vous en terre inconnu, sans Frédéric Lopez.
Les trois futurs panthéonisés y vont de leur petit couplet sur la fin de la France, vieille puissance agonisante n’offrant plus rien à la nouvelle génération. Suprême outrecuidance : ils en viennent -à juste titre- à conspuer la « gérontocratie » française, telle qu’elle se pratique pourtant dans les salons dorés du palais atlantiste de notre cher Felix. Les ressorts sont connus depuis des décennies : ringardiser la France, faire tabula rasa de sa culture, pour mieux mettre en valeur l’eldorado brésilien ou le modèle américain, ce paradis tout de rivières de miel et de cascades de lait, dans lequel chacun est libre de mourir du cancer faute de soins – comme il le souhaite. Il s’agit, en filigrane, d’imposer une fois pour toute à cette France anti-libérale, le règne du marché. Mokless en fera une chanson engagée, Mouloud y songera entre deux sets au VIP Room, et Felix s’en frottera les mains sous les nappes blanches de ses dîners mondains.
” Le monde a dit : « Mais nous sommes blanc et rose, et vous nous avez prêté des tons fort vilains. J’ai le teint uni pour tous les gens qui m’aiment, et vous m’avez mis cette petite verrue dont mon mari seul s’aperçoit. » ” Honoré de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, III (1835).
Balzac et l’esprit Canal
Nos trois benêts sont bien évidemment tout sauf des inventeurs. Il suffit de remonter – au moins – à Balzac pour lire des diatribes contre les générations de l’Ancien Régime qui détiennent tous les postes importants et dénigrent les jeunes lions. Le Père Goriot ou les Illusions perdues illustrent à merveille ce conflit générationnel, mais de cette confrontation naîtra l’ambitieux Rastignac. Et que nous proposent nos trois artistes ? L’exode. Ils sont lâches comme seul le libéralisme peut être lâche. Le chômage des jeunes est important, certes, les postes sont occupés par des plus vieux, là aussi, d’accord, mais où est l’esprit de révolte ? Voilà donc que le système libéral importe des ploutocraties tiermondiennes la plus vieille façon d’éviter une révolution : réguler le nombre de jeunes mécontents, en utilisant l’immigration comme soupape de décompression sociale. Et cela, au mépris du destin de ces individus, exploités, broyés par le mondialisme néolibéral : allez consulter les chiffres du consulat Français à Shangaï, décomptant le nombre de compatriotes devenus SDF dans la mégalopole chinoise, perdus dans leur quête de l’Eldorado…
Pendant ce temps, Mokless, Mouloud et Felix déversent leurs âneries comme si Balzac n’avait jamais rien écrit, comme si le décodeur avait toujours existé et que l’esprit Canal avait toujours régné sur les consciences depuis le baptême de Clovis. Les générations de 1920 étaient-elles plus optimistes en sortant des tranchées ? Et celles à partir de 1945, lorsque les derniers nazis quittaient les chambres de nos préfectures ? Nous ne faisons que soumettre ces quelques interrogations au génie plaintif et festif de nos trois acolytes.
Ce petit lamento faussement tiers-mondiste est un appel au renoncement. Et d’ailleurs pourquoi, eux, ne mettraient-ils pas en pratique leurs fabuleuses théories ? Ils n’hésitent pas à préciser que les pays émergents sont une chance pour les artisans, sans pour autant songer une seule minute à mettre les voiles vers un autre continent. Il serait trop difficile de quitter les paillettes et les dorures, et il deviendrait trop difficile, dans ces contrées éloignées, de jouer au Voltaire de service.
Il faut lire et relire encore une fois ce sommet de philosophie afin de comprendre les obscures ramifications qui sous-tendent chaque discours libéral et faussement humaniste. Les mêmes ficelles sont utilisées : l’ode à la joie universelle, l’éloge abstrait de l’Autre, le dénigrement de la France et l’appel au sans-frontiérisme. Allez jusqu’à découper cet article et à l’encadrer, il s’agit d’un vestige d’une autre époque.
Bien entendu, personne ne partira. Encore moins le lecteur de Libération. Lui a déjà reposé son journal dans la bannette de son Vélib ; à peine interloqué par le traité des trois sophistes, il roule plein d’insouciance à travers les rues de Paris, songeant encore avec parcimonie à ses désirs d’ailleurs comme naguère Ségolène rêvait d’avenir.
Que Balzac se rassure donc : sa Comédie humaine n’a jamais été autant d’actualité.
Source : https://42mag.fr/