Pilier du comics underground et du roman graphique, Art Spiegelman est un auteur engagé et internationaliste qui cultive le devoir de mémoire et la critique.
Petit détour sur ce grand nom de la bande dessinée avec Nelly Mitja.
1948 : Naissance
Fils de Juifs polonais rescapés de la Shoa, Art Spiegelman voit le jour en 1948 à Stockholm. Son frère ainé, Rysio, décède en 1943, empoisonné par sa tante qui en avait la garde, afin de ne pas être emporté dans les camps d’extermination. Alors qu’il est encore enfant, ses parents émigrent vers les Etats-Unis en 1951. La famille s’installe dans un premier temps en Pennsylvanie avant de rejoindre New York en 1957. Très inspiré par le magazine satirique Mad, qui prend plaisir à caricaturer la société américaine, Art Spiegelman suivra très tôt des cours de dessin avant de poursuivre ses études à la High School of Art & Design de New York. L’auteur restera profondément marqué par l’histoire de ses parents, le fantôme de son frère et le suicide de sa mère en 1968.
- 1963 : Premières publications
Art Spiegelman est un enfant précoce. En 1963, il crée son propre magazine satirique, Blasé, dans lequel il publie ses premiers dessins.
Il fait également la rencontre de Woody Gelman, alors directeur artistique de The Topps Chewing Gum Company. En 1967, il écrit son premier essai sur l’esthétique des comics Master Race: the Graphic Story as an Art Form et en 1972, il publie dans la bande dessinée underground d’anthologie Funny Animals, un strip intitulé Maus qui préfigurera son œuvre majeure.
Il publie également cette même année Prisoner on the Hell Planet, qui porte sur la disparition de sa mère. Dans les années 60 et 70, l’auteur collabore également avec les revues de comics underground Real Pulp, Young Lust et Bizarre Sex. Dans les années 80 c’est sur un projet de cartes à collectionner qu’il s’attarde… Garbage Pail Kids, plus connu en France sous le nom Les Crados.
- 1975 : Création de la revue comics Arcade
En 1975, Art Spiegelman et Bill Griffith lancent la revue trimestrielle d’anthologie Arcade.
Focus sur le comics underground d’hier et d’aujourd’hui, la revue ne dura que le temps de 7 numéros. Plusieurs dessinateurs comme R.
Crumb, Jay Kinney, Aline Kominsky (Madame Crumb) ou encore Gilbert Shelton y seront publiés.
- 1980 : Création de la revue Raw
En 1980, loin d’être découragé par l’arrêt de la revue Arcade, Art Spiegelman et son épouse Françoise Mouly créent un tout nouveau genre de revue comics avec Raw. Outre son format (27/35 cm), à l’opposé de celui du comic book (17/26 cm), Raw se veut plus transgressif, plus mature.
La revue, qui a notamment prépublié le roman graphique Maus, a su asseoir sa notoriété à travers la publication d’illustrations, d’essais et de récits d’auteurs américains (R. Crumb, Chris Ware…) mais également étrangers (Jacques Tardi, Lorenzo Mattotti, Joost Swarte, Chéri Samba, Yoshiharu Tsuge…).
En marge du circuit de production et de diffusion du comics de l’époque, Raw a su donner ses lettres de noblesse à l’univers de la bande dessinée à travers son approche novatrice et sa dimension internationale qui a largement contribué à l’interconnexion des genres.
- 1986 : Publication du premier tome de Maus (Pantheon)
Du récit de son père, Juif polonais survivant de la Shoah, Art Spiegelman décide d’en faire un roman graphique bouleversant.
Portant sur la transmission de la mémoire de la Shoah, l’œuvre, qui dans un premier temps a été prépubliée dans la revue Raw, se compose en deux tomes (Maus I : Mon père saigne l’histoire et Maus II : Et c’est là que mes ennuis ont commencé) respectivement publiés en 1986 et 1991. Outre le sujet, ce qui caractérise ce roman graphique, c’est le trait des personnages qui sont « animalifiés » en fonction de leurs origines. Les Juifs sont représentés par des souris, les nazis par des chats, les Polonais par des porcs et les Américains par des chiens.
Ce récit graphique qui nous narre le récit d’un survivant, a reçu à deux reprises le prix du meilleur album étranger au Festival d’Angoulême (1988 et 1993) ainsi que le prix Pulitzer spécial en 1992. Art Spiegelman recevra également le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2011. En 2012, il publiera une forme de « making off » de Maus, intitulé Meta Maus.
- 1993 : Collaboration avec le magazine New Yorker
En 1993, Art Spiegelman rejoint le magazine artistique et littéraire américain The New Yorker où son épouse est alors directrice artistique.
Il y publiera plusieurs strips, illustrations et couvertures, notamment celle du 24 septembre 2001 qui met en scène, dans une obscurité profonde qui permet à peine de les distinguer, les tours jumelles du World Trade Center détruites quelques jours plus tôt.
Art Spiegelman quittera le magazine quelques mois plus tard, en 2002, désabusé par le conservatisme de la ligne éditoriale du magazine et plus généralement, celui des médias américains de l’époque.
- 2000 Lancement de la série jeunesse Little Lit
Série d’anthologie de bandes dessinées pour enfants, Little Lit est lancé en 2000 par Art Spiegelman et Françoise Mouly.
Les plus grands caricaturistes et personnalités littéraires s’y côtoient comme Maurice Sendak, Ian Falconer, Paul Auster, Daniel Clowes ou encore Chris Ware.
Le dernier volume a été publié en 2003.
- 2002. Publication dans la presse européenne
Émoussé par le conformisme de la presse américaine, Art Spiegelman se tourne à partir de 2002 vers la presse européenne où il publiera dans les journaux Die Zeit, Courrier International et The Independant son analyse des attentats du 11 septembre 2001 et leurs impacts sur la société américaine.
In the Shadow of No Towers fera également l’objet d’un album publié en 2004. Le travail d’Art Spiegelman, particulièrement apprécié en Europe et en France, lui vaudra d’être décoré en 2005 du titre de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres
- 2017. Prise de position contre Trump
Si les écarts de langage répétés de Trump et sa stratégie de division n’ont pas empêché son accession à la présidence des Etats-Unis, pour la famille Mouly – Spiegelman, il n’en fallait pas plus pour réagir. Aussi, Françoise Mouly et sa fille Nadja Spiegelman, créent en 2017 le magazine gratuit de contestation graphique (anti-Trump) Resist.
Le slogan : « La voix des femmes doit être entendue ! ».
Combattant le sexisme, la misogynie, le racisme, la xénophobie ou encore l’homophobie, le premier numéro du magazine a été publié à l’occasion de l’investiture de Trump début 2017 et écoulé à près de 58 000 exemplaires.
Partageant les positions de Madame et de sa fille, Art Spiegelman, au même titre que de nombreux auteurs et auteures de tous horizons, a collaboré avec la revue aux noms de l’unité, de la créativité et de la diversité.
- 2019 : Censure chez Marvel
Référence du comics aux Etats-Unis, Art Spiegelman est approché en 2019 par la maison d’édition Marvel qui souhaite collaborer avec lui pour écrire la préface d’une anthologie dédiée à l’Age d’Or du comics.
Aussi, l’aversion de Spiegelman pour Trump, qu’il compare alors à un super-vilain en le nommant « Orange Skull » (en référence à Red Skull, ennemi notoire de Captain America), dérange fortement l’éditeur qui lui demande de modifier le texte, soucieux de conserver son image apolitique.
Si Art Spiegelman décide de se retirer du projet, son texte original sera néanmoins publié dans The Guardian en août 2019 sous le titre Art Spiegelman: golden age superheroes were shaped by the rise of fascism.
Pour aller plus loin, retrouvez les articles de Nelly Mitja sur l’univers de la BD
Auteur : Nelly Mitja